Chapitre XII
L’ARRESTATION
En pénétrant dans le vestibule des Trois Couronnes, Emily eut la bonne fortune de tomber sur la patronne de l’hôtel.
— Madame Belling, s’exclama-t-elle, je pars cet après-midi !
— Vous prenez le train de quatre heures pour Exeter, mademoiselle ?
— Non, je vais à Sittaford.
— A Sittaford ?
La curiosité de Mrs. Belling était piquée au vif.
— Oui, je voudrais vous demander un renseignement. Y a-t-il une bonne auberge à Sittaford ?
— Vous pensez y rester quelque temps ?
— Oui… c’est-à-dire… Madame Belling, pourrais-je vous parler seule un instant ?
Avec empressement, Mrs. Belling conduisit la jeune fille dans un petit salon bien confortable, où pétillait un bon feu.
— Je vous en supplie, madame Belling, ne répétez pas ce que je vais vous dire, n’est-ce pas ? commença Emily, certaine de provoquer par ce préambule l’intérêt et la sympathie de l’hôtelière.
— Soyez tranquille, assura Mrs. Belling, les yeux brillants de curiosité.
— Voilà : Mr. Pearson… vous le connaissez ?
— Le jeune homme qui est descendu ici vendredi, et que la police a arrêté ?
— Arrêté ? Vous dites qu’on l’a arrêté ?
— Oui, mademoiselle. Il y a une demi-heure à peine.
Emily pâlit subitement.
— Vous… vous en êtes sûre ?
— Oh ! oui, plus que sûre. Amy, notre bonne, l’a appris par son beau-frère, le constable.
— C’est affreux ! soupira Emily.
Elle s’attendait bien à l’arrestation de James ; toutefois, la brusque confirmation de ses craintes la terrassait.
— Madame Belling, je suis fiancée à Mr. Pearson. Il n’a pas commis ce crime. Je vous jure, madame Belling. James n’est pas un assassin !
Et Emily fondit en larmes. Peu de temps auparavant, elle avait annoncé à Charles Enderby son intention de pleurer sur l’épaule de Mrs. Belling, mais ce qui l’effrayait en ce moment, c’était la facilité avec laquelle les larmes lui coulaient des yeux. Elle ne devait pas s’abandonner ainsi à son chagrin. Ses larmes ne tireraient pas James d’embarras. Pour le sauver, elle devait demeurer calme, logique et ferme.
Elle éprouva cependant un réconfort à donner libre cours à son premier mouvement de douleur. Après tout, elle avait l’intention de pleurer et ses larmes gagnaient la sympathie et le dévouement de Mrs. Belling. Elle se livra donc à une vraie orgie de larmes, soulageant ainsi sa peine.
— Voyons, ma chérie, voyons, calmez-vous, lui recommanda Mrs. Belling, entourant les épaules d’Emily de son grand bras consolateur. J’ai toujours dit qu’il n’était pas coupable : un jeune homme si gentil ! Les policiers sont des imbéciles. C’est sûrement un vagabond qui a tué le capitaine pour le voler. Ne pleurez plus, ma petite, tout s’arrangera.
— Je l’aime tant, mon cher James ! Quel malheur qu’il soit venu ici le jour où il ne fallait pas ! Comment se défendra-t-il contre un homme aussi obstiné que l’inspecteur Narracott ? Il faut que nous le tirions de là !
— Mais oui, ma petite demoiselle. Tranquillisez-vous, dit Mrs. Belling.
Emily sécha ses larmes et se tapota vigoureusement les yeux à l’aide de son mouchoir. Elle renifla une dernière fois et, relevant la tête, demanda courageusement :
— Où puis-je loger à Sittaford ?
— Vous êtes toujours décidée à monter jusque-là ?
— Oui, répondit Emily d’un ton énergique.
— Dans ce cas, je ne vois qu’un endroit où vous puissiez prendre pension. Sittaford n’est pas grand. Il y a le castel de Sittaford, que le capitaine avait fait construire et qui est à présent loué à une dame venue de l’Afrique du Sud. Puis les six cottages. Au numéro 5 habite Mrs. Curtis. Mr. Curtis était le jardinier du capitaine Trevelyan. Avec la permission du capitaine, Mrs. Curtis louait des chambres l’été. Par ailleurs, il y a le forgeron et la poste, mais la pauvre Marie Hibbert, la receveuse, a six enfants et sa belle-sœur vit avec elle ; quant à la femme du forgeron, elle attend son huitième, et je ne crois pas qu’ils aient de la place en trop. Comment comptez-vous aller à Sittaford ? Avez-vous retenu une voiture ?
— Je voyagerai dans l’automobile louée par Mr. Enderby.
— Et où diable va-t-il se loger, lui ?
— Sans, doute, devra-t-il, également, prendre une chambre chez Mrs. Curtis. Aura-t-elle de la place pour nous deux ?
— Oh ! mademoiselle, pour une jeune fille comme vous, cela paraîtra peu convenable.
— C’est mon cousin, déclara Emily, qui tenait à conserver l’estime de Mrs. Belling.
Le front de l’hôtelière se rasséréna.
— Le cas est différent. Si vous n’êtes pas confortablement logée chez Mrs. Curtis, sans doute vous invitera-t-elle à séjourner au castel.
— Excusez-moi de m’être montrée si sotte, dit Emily en se tapotant les yeux.
— Votre chagrin est très naturel et cela vous a soulagée de pleurer un peu.
— En effet, je me sens beaucoup mieux à présent.
— Une bonne tasse de thé finira de vous remettre d’aplomb, vous allez en boire une tasse bien chaude.
— Je vous remercie, mais je ne veux rien…
— Ta, ta, ta ! Vous la prendrez tout de même, insista Mrs. Belling en se levant d’un air décidé. Et vous recommanderez à Emilia Curtis, de ma part, de bien vous soigner.
— Que vous êtes bonne !
— Pendant que vous serez là-bas, j’ouvrirai l’œil et l’oreille sur ce qui se passe autour de moi. J’entends certaines conversations qui n’arrivent jamais jusqu’à la police. Tout ce que je surprendrai d’intéressant, je-vous le répéterai.
— Je vous remercie infiniment, madame Belling.
— Surtout, ne vous désolez pas. Nous tirerons votre fiancé d’embarras.
— Je monte boucler ma valise.
— Allez-y ! Je vous ferai servir le thé dans votre chambre.
Ayant refait son léger bagage, Emily se mouilla les yeux avec de l’eau fraîche, puis, généreusement, se poudra le visage.
— Ah ! tu t’es mise dans un bel état ! s’apostropha la jeune fille en s’examinant dans la glace.
Elle se poudra de nouveau en ajoutant un peu de rouge.
« Tant pis pour ma beauté. Je me sens tout de même mieux d’avoir pleuré », se dit Emily.
Elle sonna. La femme de chambre (la sympathique belle-sœur du constable Graves) accourut aussitôt. Emily lui remit un billet d’une livre en la priant de lui faire parvenir toute nouvelle intéressante qu’elle recueillerait dans le milieu policier fréquenté par elle. La jeune bonne promit avec empressement.
— Vous demeurez chez Mrs. Curtis, à Sittaford, n’est-ce pas ? Bien. Comptez sur moi. Je ferai tout mon possible. Si vous saviez combien nous partageons votre chagrin ! Je me mets à votre place, mademoiselle.
— Amy, je vous remercie de vos bonnes paroles.
— Tenez, mademoiselle, dans le dernier roman à douze sous que j’ai acheté, savez-vous ce qui a fait découvrir le meurtrier ? Un simple morceau de cire à cacheter !… Votre fiancé est sûrement plus joli garçon que sur les photos du journal, hein ? Soyez tranquille, on fera tout ce qu’on pourra pour vous et pour lui.
Emily avala sa tasse de thé et quitta les Trois Couronnes, considérée par l’hôtesse et son personnel comme l’héroïne d’un roman d’amour malheureux.
— Surtout, monsieur Enderby, n’oubliez pas que, pour les besoins de la cause, vous devenez mon cousin, annonça Emily dès qu’ils eurent pris place dans la vieille Ford.
— Pourquoi ?
— Ils ont l’esprit tellement étroit dans la campagne !
— Parfait. En ce cas, il faut que je vous appelle Emily, dit le journaliste, enchanté.
— Très bien, cousin… votre prénom ?
— Charles.
— Entendu, Charles.
La voiture montait la route de Sittaford.